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18/04/2022
XAVIER LECOEUR Publié le 3 déc. 1999 sur le site des echos : https://www.lesechos.fr/1999/12/mecenes-et-artistes-pour-la-posterite-781837
En 1532, Charles Quint, toujours en butte à la menace ottomane de Soliman, se trouve à Bologne, avec l'armée de Hongrie. Il rencontre, à sa demande, un peintre vénitien qu'il admire : Tiziano Vecellio, dit le Titien ; quand tout à coup le maître laisse tomber à terre l'un de ses pinceaux... Et, à la stupéfaction générale, l'empereur d'Allemagne, également prince des Pays-Bas, roi d'Espagne et roi de Sicile, se baisse pour le ramasser !
Cette anecdote marque un tournant dans l'histoire de l'art et du mécénat. Jusqu'alors, les puissants ont eu tendance à laisser dans l'oubli le nom des artistes qui ont travaillé pour eux. Certes, Caius Cilnius Maecenas, ministre de l'empereur Auguste, qui a donné son nom au terme "mécénat", n'a pas éclipsé les poètes qu'il protégeait, tels Horace ou Virgile. Mais la plupart des mécènes antérieurs à la Renaissance ont moins favorisé les artistes _ perçus comme des artisans _ que l'art lui-même.

A partir du XVIe siècle, les artistes affirment véritablement la valeur spécifique de leur activité comme art libéral. Ce n'est plus le travail mécanique qui se voit rémunéré, mais bien le génie irremplaçable de l'artiste. Le mécénat prend alors la forme d'un face-à-face, souvent orageux et passionnel, entre deux hommes : Michel-Ange et Jules II, Raphaël et Jean de Médicis, futur Léon X, Van Dyck et Charles 1er, Vélasquez et Philippe IV, Goya et Charles IV. Dans le mécénat se rencontrent en effet deux mondes que tout oppose, deux planètes qui tournent en sens différents : celle de l'or et celle de l'art, la quête du pouvoir et la recherche de la beauté. Deux univers opposés qui ont pourtant besoin l'un de l'autre.

Des donateurs polymorphes


Après l'époque classique, avec l'émergence de la société bourgeoise, l'artiste va tenter peu à peu de s'affranchir de la sujétion du mécène. Certains peintres ou sculpteurs, par exemple, ne vont plus travailler à la commande mais vont réaliser des œuvres pour les mettre sur le marché. Les romantiques du XIXe siècle ont imposé cette image de l'artiste libre et solitaire, ne rendant de comptes qu'à l'art et à lui seul, préférant la misère à la dépendance. "Je méprise les mécènes", affirme même le très anticonformiste Gustave Courbet. S'engageant dans les voies de la bohème et de la contestation, bien des artistes refusent tout soutien lié à l'autorité. La rupture entre artiste et mécène semble consommée.
Vers la fin du XIXe siècle, le mécénat prend cependant des formes nouvelles. Le collectionneur avisé (Mathilde Bonaparte, Jacques Doucet...), le marchand intelligent (Daniel Henry Kahnweiler, Paul Durand-Ruel, Ambroise Vollard...) cohabiteront avec un Etat désormais soucieux d'élaborer une politique culturelle, d'abord patrimoniale.

Il y a un quart de siècle, un nouvel acteur fait irruption : l'entreprise. En 1979 est fondée l'Admical (Association pour le développement du mécénat d'entreprise) pour accompagner l'émergence de ce phénomène. Le mécénat des entreprises naît de l'initiative des filiales françaises des grandes multinationales américaines _ IBM, Hewlett-Packard... _ qui, pour mieux tenter de s'intégrer dans l'Hexagone, vont importer le mécénat des Etats-Unis, où il existe déjà depuis près d'une décennie. Au début des années 80, la vitalité du secteur culturel, combinée à la volonté des entreprises d'utiliser des moyens de communication nouveaux, va faire croître très rapidement le nombre d'actions.

Le mécénat d'entreprise s'est peu à peu professionnalisé : un mode et un domaine d'intervention sont désormais définis au préalable, en fonction de l'histoire, des valeurs et des objectifs de l'entreprise. Aujourd'hui, le mécénat culturel, en France, représente 1,25 milliard de francs [600 millions d'euros - nous sommes en 1999 ndle] , engagés par 1.100 entreprises à travers 2.700 actions.

Un intérêt à long terme


Rois ou empereurs, papes ou princes, amateurs ou collectionneurs, ministres ou chefs d'entreprise, les partenaires des artistes au fil des siècles ont été divers, mais leur caractéristique commune était, comme l'indique Michel Serres, de "rechercher un bien autre que l'or ou la domination, producteurs exclusifs de monotonie".

Car quoi de plus éphémère, à l'aune des siècles, qu'une domination ? Après avoir conquis terres, richesses ou parts de marché, l'empereur, le prince ou l'entrepreneur pense à la trace qu'il laissera dans l'histoire. Le souvenir de ses conquêtes s'effacera sans doute, mais celui gravé dans la pierre ou le bronze vivra pendant des siècles. Le mécénat apparaît donc comme une sorte d'assurance de survie, que souscrit le mécène dans l'espoir de durer plus longtemps que son pouvoir.

En cela, le mécénat est toujours un acte intéressé. Mais c'est d'un intérêt non immédiat dont il s'agit, d'un intérêt à long terme. Les mécènes font un pari sur l'avenir. Celui que le mécène nourrit, celui qu'il soutient, sera-t-il l'un des artistes phares de son époque et le rendra-t-il immortel, comme Virgile et Horace l'ont fait de Caius Cilnius Maecenas ? Ou bien l'artiste, aidé par le mécène, tombera-t-il, par malchance ou par manque de talent, dans un oubli rapide et irrémédiable, entraînant dans sa chute son bienfaiteur ? Lorsque la créativité réussit, elle rembourse au centuple le mécène du don qu'il a pu consentir.

XAVIER LECOEUR



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